Résumé
Lorsque le miroir des damnés est retrouvé dans l’Ilasa, tous les regards se portent sur le maitre des lieux : le dieu de la malice et de l’illusion. Mais Irlane n’est pas prêt à assumer les responsabilités de ce crime absurde et conclut aussitôt un pacte avec les djanas, juges de l’au-delà, afin de prouver son innocence. Aider de son fidèle Izis et du dieu de l’équilibre —son frère, Irlane va naviguer entre l’Aldana et le monde des humains à la recherche de pistes pouvant laver son honneur… et sauver sa couronne.
Mais gare aux sbires du dieu du temps qui sont à l’œuvre : l’horloge tourne et le dieu que tout accuse doit trouver qui, parmi les habitants de l’Aldana, cherche à lui faire porter ce crime.
![](https://i0.wp.com/lobservatrice.com/wp-content/uploads/2024/03/The-Mischiefs-crime-1.gif?resize=1080%2C1080&ssl=1)
Quelques part dans Aldana
Irlane ouvrit les yeux et fut accueilli par le néant. Le vrai. Bien loin de ce que vous, humains, ne pourriez jamais imaginer. Le vide dans lequel il avait atterri n’avait aucune couleur, n’était ni sombre, ni lumineux, mais, étrangement tout à la fois. De quoi rendre fou un mortel, égarer un sbire1 et, dans son cas, étourdir un dieu… mais pour quelques instants seulement. Quelques instants pendant lesquels n’importe quelle divinité se retrouvaient dépossédés de toute énergie et de toute faculté logique. N’importe quel dieu à l’exception d’Irlane. Le dieu de l’illusion avait un avantage qu’aucune autre divinité sur Aldana ne pouvait se vanter d’avoir : il avait tellement été confronté à ces quelques instants-là que la magie commençait à ne plus avoir d’effet sur lui.
Il cligna des yeux et soudain, Naut commença à prendre forme. Des couleurs sombres et vives jaillirent au tour de lui et formèrent un chaos sans début, ni fin… son chaos.
La magie s’était enfin dissipée et Irlane vit se matérialiser, sans grande surprise, mais avec regrets, les trois janas2.
❂❂❂
Si le realm3 de l’illusion était mouvant et défiait le temps lui-même, celui des juges était unique en son genre. Ici, dans le Naut, se matérialisait les inquiétudes et les peurs de quiconque faisait face à son jugement. Seulement en tant que dieu, Irlane n’avait ni l’un ni l’autre. Ce lieu représentait donc une pièce vide au sein de laquelle flottaient, sans qu’il puisse les atteindre, ses pouvoirs et sa magie.
L’enfer des dieux sur Aldana4.
C’est pour cette raison que même ses oncles les plus problématiques se débrouillaient pour ne jamais être convoqués en ce lieu où les étiquettes, à l’exception de celles des juges, n’existaient pas…
—Irn’Irlani5, fils de Terenis, dieu de la malice et de l’illusion, qu’as-tu à dire pour ta défense ?
… et où l’on énonçait des accusations en guise de salutations.
L’attention d’Irlane se porta sur le jana’ri, le juge gris. Inutile de bouger, la forme imposante du jana’ri flottait déjà en face de lui dans une espèce de brouillard gris et argenté. Et inutile d’essayer de dévier son regard, il ne pouvait pas bouger.
Regarder un jana revenait à pénétrer droit dans un brouillard et tentait de lui donner un commencement, un milieu et une fin… Impossible et immensément perturbant. Irlane le savait, et pourtant il ne put s’empêcher de contempler la forme grise et chercher une réponse à une question qui lui taraudait soudain l’esprit : pourquoi donc les juges prenaient-ils cette forme quand ils avaient le luxe d’être n’importe quoi ?
Pour déconcentrer quiconque pénètre dans leur realm. Reprends tes esprits.
—Les juges attendent.
Mais il y avait bien plus perturbant encore que ce lieu et la forme de ses occupants… L’habitude désagréable des juges de parler d’eux-mêmes sans pour autant parler d’eux-mêmes et parler des autres sans pour autant s’adressait à personne prenait presque le dessus sur tout le reste. De quoi lui faire reprendre ses esprits.
Par Terenis, je hais cet endroit !
Il n’avait pas le souvenir que la torture était telle la dernière fois qu’il avait été convoqué.
Pour accentuer son supplice, la couleur grise du jana’ri s’aggrava et laissa place au cachemar de tous : le jana’k, juge noir.
—Qu’est-ce que le dieu de l’Ilasa a à dire pour sa défense ? S’impatienta-t’il.
Voyez ? Si déplaisant.
Irlane saisit cependant l’occasion pour poser ses premières cartes.
—Je dois avouer être autant dans le flou que vous. Disons que… je n’ai pas vraiment eu de temps pour me préparer à ce petit entretien.
Temerite, dieu du temps et accessoirement son frère, n’avait jamais été un fervent admirateur de sa déité (si je peux me permettre : Teherite était absolument l’un de ses plus grands détracteurs). Depuis leur petite dispute il y a quelques centaines d’années, Irlane n’avait plus jamais eu le temps en sa faveur. Et Teherite sait à quel point son horloge pouvait être vitale lorsque l’on se retrouvait dans des situations comme la sienne : incapable de réfléchir à une solution avant que le piège ne se referme sur soi.
—Les juges ne supporteront pas les tentatives de tromperie de l’Irn’Irlani. Renchérit le jana’k. En vue de la gravité de la situation et de la preuve laissée derrière lui, le dieu de la malice doit savoir exactement, dans les détails, ce qui lui est reproché.
Oh ça, oui, Irlane connaissait les grandes lignes de ce qui lui était reproché. Il ne pouvait pas en dire autant des juges qui s’étaient basés sur des aprioris (et n’oublions pas l’objet du crime retrouvé chez lui) pour en tirer des conclusions hâtives. D’ailleurs, Irlane se désolait d’avoir céder aussi facilement au paravent au verdict des janas (deux-cent cinquante-trois fois pour être exact) quand ces derniers ne cherchaient pas bien loin la vérité.
Une chose était sûre, son énième passage dans le Naut ne se solderait pas comme les précédentes fois. Surtout que l’enjeu était bien plus important cette fois. On ne vole pas impunément un dieu, encore moins d’un objet aussi important que le miroir des damnés.
—Loin de moi l’idée de faire perdre leur temps aux janas… Mais je ne comprends pas comment le précieux objet de ma cousine a pu se retrouver dans mon realm.
Irlane jurerait avoir vu le jana’k arquait un sourcil… Sa situation s’annonçait plus désespérer que prévu si les juges ne cachaient plus leur scepticisme. C’était le moment de jouer la carte de la naïveté :
—En tant que dieu, n’ai-je même pas le droit au bénéfice du doute ?
Irlane pouvait sentir que les sbires de son frère n’agissaient pas dans le Naut. Attendre que les juges daignent répondre lui sembla prendre à la fois une éternité et une seconde.
Le brouillard gris devint soudain blanc et laissa la place et la parole à sa sœur, la jana’e.
—Et si, chers frères, nous laissions l’Irn’Irlani s’expliquait ?
Contrairement à la froideur du jana’ri et du jana’k, la juge blanche se voulait rassurante. Mais Irlane n’était pas dupe. Il avait vu les plus sûrs d’eux la confondre en allié et tombés dans le piège.
Une pensée pour ce très cher Auj. (Un sbire de la paix condamné au néant pour sa participation dans une guerre humaine… Surpris ? Croyez-moi, vous n’avez encore rien vu).
—L’Irn’Irlani a la parole. Poursuit la jana’e.
Irlane s’éclaircit la voix et se lança dans une explication qu’il souhaitait la plus brève possible. Inutile que les janas connaissent certains détails indirects au vol du miroir.
— En pénétrant chez moi après une courte visite dans le monde des humains, j’ai eu la déplaisante surprise de constater que le miroir de ma chère cousine Lisandria se trouvait juste là, sur mon trône. Je n’ai guère eu le temps de comprendre ce qui se passait que je me retrouvais déplacé contre ma volonté, ici.
Irlane évita de préciser qu’avant qu’on ne le téléporte dans le Naut, son fidèle Izis avait entamé, avec une vigueur qu’il ne lui avait jamais connu, de faire disparaître le miroir qui l’accusait.
Mais le maudit objet était cloué à mon satané siège.
Un détail qu’il ne prit pas la peine de partager.
Les juges ne dirent rien. Attendaient-ils qu’il développe davantage ?
Il n’avait malheureusement rien à dire de plus (qui l’aurait cru ?). Son histoire était relativement courte et exactement vécue de la façon dont il l’avait retranscrite (si l’on excluait ses activités extra-divinatoire sur Terre).
—Il me semble évident que je suis victime d’un coup monté. Conclut-il avec une note d’exaspération.
—Un coup monté ? Répéta le jana’ri avec réserve.
Irlane avait l’habitude de provoquer la perplexité auprès des autres divinités. Après tout, le dieu de l’illusion n’avait pas la meilleure des réputations.
—Très bien, faisons comme cela : Je suis le voleur.
Face à cette déclaration, les juges s’agitèrent et le brouillard devant lui devint successivement noir, blanc, gris, noir, blanc, gris…
Il poursuivit aussitôt avant qu’on ne le jette immédiatement dans le Néant :
—Je me faufile en douce chez Lisandria, je réussis à trouver par chance le miroir des damnées, je m’en saisis et je décide de cacher l’objet qui m’accable dans mon propre realm. Sur mon trône. Comble du tout : je me permets de laisser le miroir sans surveillance et filer sur Terre. Le comportement du parfait voleur.
Ou du parfait bouc-émissaire.
Avec un peu de chances, les juges saisiraient le second degré de son discours. La subtilité n’était pas leur fort.
—Il y a une faille au discours de l’Irn’Irlani.
Le jana’ri enchaîna :
—La présence de l’Irn’Irlani n’a été marquée nulle part dans Aldana par la plume d’Auzur. Ni avant, ni au moment du vol.
—Seulement après. Acheva le juge noir.
Irlane s’emporta :
—Parce que je me trouvais sur terre !
—Le ton.
La voix du Jana’k le mit — figurativement — à ses genoux. Le sol — inexistant — se déroba sous son poids.
Il ferma les yeux et tenta de reprendre le contrôle de son corps. Quelque chose taraudait son esprit. Et cette fois, ce n’était pas la faute des janas.
—Auzur aura situé ma dernière présence peu avant que Seil ne commande au soleil de se coucher.
Le brouillard devint blanc.
—C’est exact.
—Moment pendant lequel j’ai quitté l’Ilisa et Aldana pour me rendre sur terre. A Salindraz pour être bien précis.
Il plissa les yeux. Comment cette idée avait pu lui échapper ? La plume d’Auzur n’agissait que sur l’Aldana, mais…
—Le miroir des damnés prouvera ma présence sur terre au moment du crime.
—Le miroir des damnés ne fonctionne plus. Commença la Jana’e.
—Il semblerait qu’il ait été cassé. Continua le juge gris.
—De façon délibérée. Inutile de préciser qui avait asséné cette accusation.
Le jana’k souhaitait bien-sûr le mettre à terre et l’envoyer dans le Néant. Mais ses deux frères lui avaient déjà offert une porte de sortie.
—Laissez-moi donc le réparer.
Irlane en avait dit des choses durant ses nombreux allers-retours entre le Naut et l’Ilisa, mais réparé un objet divin ? Cela relevait d’un autre niveau de confiance en soi.
—L’Irn’Irlani pense pouvoir réparer une main divine ?
Le miroir des damnés était une extension de la déesse Lisandria, de la même façon qu’une main était celle d’un mortel. Mais Lisandria ne pouvait pas consulter son miroir. Et c’était cela l’enjeu. Les juges ne lui auraient jamais laissé autant de battements s’ils étaient convaincus de sa culpabilité.
Les litiges dans l’Aldana se réglaient généralement sans trop de bruit. Tout ce qu’il fallait, c’était consulter la plume d’Auzur ou le miroir de Lisandria. Le premier étant hors d’équation, le second, était son seul espoir.
—Seul le miroir des damnés peut expliquer comment il est arrivé chez moi et qui l’y a placé.
—Que faisons-nous de l’objet du crime trouvé chez l’Irn’irlani ? Demanda le jana’ri.
Bien, il avait réussi à semer le doute. Et il savait exactement comment l’attiser.
—Quelque part au nord, un jeune homme — faute de preuves tangibles contre lui a plaidé ceci : l’innocence jusqu’à preuve du contraire. Certes, il a été jeté aux lions pour son impertinence (et il se trouve qu’il avait commis le crime dont il était accusé) … Mais je me permets tout de même de reprendre sa plaidoirie : je ne peux prouver que quelqu’un m’a piégé, vous ne pouvez prouver que je suis le coupable… Seul le miroir des damnés en est capable.
Le brouillard des juges disparut sans crier gare. Encore une fois, Irlane était incapable de dire combien de temps était passé, mais au bout de soixante —décompte qu’il aurait pu être en train de faire pendant bien plus d’une minute finalement— les trois juges apparurent en même temps. C’est la Jana’ri qui prit la parole.
—Que propose l’Irn’Irlani ?
Irlane cacha son sourire.
—Laissez-moi sept coucher du soleil et huit lever du jour pour vous prouver que l’Irn’Irlani, fils de Teranis, dieu de la malice et de l’illusion… est innocent.
❂❂❂
Vocabulaire d’Aldana
- « Homme » de main des dieux.. ↩︎
- Juges divins ↩︎
- Royaume, domaine ↩︎
- Monde des dieux ↩︎
- Terme signifiant « dieu de l’illusion et maître de l’Ilisa » ↩︎
CHAPITRE II : les corbeaux croassent et les serpents sourient